L’agonie de Gethsémani, épreuve messianique

Père André Feuillet

L’agonie de Gethsémani, p. 205s

        Les mystères chrétiens ne sont pas des énigmes auxquelles il n’y aurait rien à comprendre, mais bien plutôt des vérités en lesquelles il y a trop à comprendre pour notre faible intelligence, et que nous n’aurons jamais fini d’explorer. La manière la plus efficace de pénétrer dans le mystère de l’agonie de Jésus est de réaliser que celui qui prie au jardin des Oliviers, c’est à la fois le Fils de l’homme transcendant de Daniel et le Serviteur souffrant d’Isaïe qui s’est solidarisé avec toute la misère morale de l’humanité.

        Parce que Jésus est le Fils de l’homme, c’est-à-dire, en termes plus clairs, le Fils de Dieu incarné, il aime Dieu, son Père, infiniment plus qu’aucun homme ne l’a jamais fait. Aussi a-t-il saisi, comme personne ne le fut ou ne le sera, par la malice du péché et par cet immense malheur auquel il expose : la damnation éternelle. Si donc l’on constate dans le Christ à l’agonie un état de détresse que nul homme n’a connu, étant donné que la cause en est le péché de l’humanité, cette détresse, loin d’être un signe d’infériorité par rapport aux martyrs qui ont enduré la mort avec sérénité, et même avec joie, tient au contraire à la connaissance incomparablement plus parfaite que le Christ avait de Dieu et de son amour, ainsi que des fautes de l’humanité.

        Mais à cet aspect de l’agonie de Jésus, il faut aussitôt en adjoindre un autre sans lequel elle demeurerait inconcevable. Car les bienheureux eux aussi connaissent dans la lumière de Dieu la malice du péché, et cependant cette connaissance n’empêche pas leur félicité. Ce qui rend unique le drame de Gethsémani, c’est qu’en vertu d’une solidarité issue de l’amour et du mystère même de l’Incarnation, Jésus accepte de ne faire qu’un avec le monde coupable, et d’apparaître aux yeux de Dieu chargé des péchés du monde, conformément à la prophétie d’Isaïe : Il a été transpercé à cause de nos péchés. A cause de cette solidarité mystérieuse, le Christ, qui est le Saint et le Juste par excellence, se voit opposé à Dieu ; il se trouve comme atteint par la lèpre du péché, comme véritablement plongé dans la fange des iniquités des hommes de tous les temps, comme menacé d’être pour toujours séparé de Dieu. Nous revenons toujours à la même conclusion : la façon la plus profonde de comprendre l’agonie de Gethsémani, c’est de voir en elle une épreuve messianique qui accomplit l’oracle d’Isaïe ; en vérité aucun autre homme n’a souffert de cette manière-là.